saint Jacques et Compostelle
Du codex Calixtinus à l’Itinéraire culturel (mardi 23 octobre 2007)
Devenus Itinéraire culturel européen en octobre 1987, les chemins de Compostelle sont un symbole fort de la construction européenne. Quelle a été l’histoire de Compostelle ? Quels hommes, quelles initiatives, ont sorti le sanctuaire galicien de l’oubli dans lequel il était tombé au XIXe siècle ?
Le triomphe de Compostelle

Le triomphe de Compostelle

De la légende médiévale à l’Itinéraire culturel européen

 

Devenus Itinéraire culturel européen en octobre 1987, les chemins de Compostelle sont un symbole fort de la construction européenne. Quelle a été l’histoire de Compostelle ? Quels hommes, quelles initiatives, ont sorti le sanctuaire galicien de l’oubli dans lequel il était tombé au XIXe siècle ?

 

Plus que de la réalité historique, les origines de Compostelle relèvent d’une légende tissée, aux premiers siècles du christianisme, à partir de quelques phrases du Nouveau Testament. Dans l’Espagne médiévale, l’apôtre Jacques le Majeur fut choisi comme patron de la Reconquista, longue série de luttes pour chasser l’envahisseur Sarrazin. La première dimension européenne du pèlerinage est apparue avec la Chronique de Turpin, légende du XIIe siècle considérée jusqu’au XVIIIe comme partie authentique de l’histoire de France. Cette légende est intégrée dans le Codex Calixtinus, manuscrit conservé à la cathédrale de Compostelle dont la première traduction intégrale en français ne date que de 2003[1]. Après avoir évoqué les pèlerins qui, au cours des siècles, se sont rendus à Compostelle, cet article montrera comment deux papes à un siècle d’intervalle ont contribué à faire de ce pèlerinage, pratiquement oublié au XIXe siècle, un phénomène contemporain. Histoire, légendes et mythes sont étroitement intriqués pour alimenter les rêves de tous ceux qui un jour « prennent le chemin » …

De la Bible au Codex Calixtinus

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Les Évangiles disent peu de chose de l’apôtre Jacques le Majeur. Ils montrent Jésus appelant les deux frères Jacques et Jean sur les bords du lac de Tibériade. Il leur donne le nom énigmatique de « Boanergès » qui signifie « Fils du Tonnerre » (Mc. 3, 13-19). S’agit-il d’évoquer leur tempérament de feu ? Sont-ils appelés à devenir des foudres de l’évangélisation ? Est-ce pour signifier que leur parole emplira le monde ? Un jour les deux frères proposent à Jésus de faire tomber le feu du ciel sur les Samaritains qui refusent de l’héberger, mais ceci est pour Jésus l’occasion de dire qu’il n’est pas venu apporter aux hommes la mort mais la vie (Luc 9, 51-56). Jacques et Jean se font réprimander lorsqu’ils demandent de siéger à la droite et à la gauche de Jésus dans sa gloire. Ils assistent à la Transfiguration (Mc.9, 1) et à l’agonie au Jardin des Oliviers (Mc.14, 33). Dès le Ier siècle, les Actes des apôtres ajoutent que le martyre de Jacques est dû à Hérode, qui « supprima par le glaive Jacques le frère de Jean » (12,2). C’est tout, mais, de siècle en siècle, de textes en textes, s’embellit « l’histoire ». Ecrits à une date incertaine (IVe, Ve siècle ?) les Actes de saint Jacques montrent l’apôtre propageant la foi dans les villes de Judée, pendant dix ans. Au VIe siècle, le pseudo-Abdias, dans son Histoire du combat apostolique raconte la conversion par l’apôtre Jacques du magicien Hermogène. Jusqu’au VIIe siècle, personne ne suppose que saint Jacques soit sorti de Judée. Le premier à émettre l’idée d’une mission en Hibernie, ou Hibérie (ce qui désigne aussi bien l’Irlande que l’Espagne) est précisément un Anglo-Saxon, Aldhem de Malmesbury qui, dans un poème, déclare que saint Jacques « convertit le premier les Espagnols à la foi » (Espagnols étant une traduction moderne de Ibères). Quel pays était-ce dans l’esprit d’Aldhem ? On ne sait.

Au VIIIe siècle, deux ouvrages attribués (tout aussi faussement l’un que l’autre) à saint Jérôme et à Isidore de Séville, le Bréviaire des apôtres et Naissance et mort des Pères reprennent l’idée d’une prédication de saint Jacques à l’extrémité de la terre, qu’ils situent à l’extrême ouest du monde connu, que ce soit l’Irlande ou l’Espagne ne changeant rien à cette direction : « Jacques, fils de Zébédée, frère de Jean, prêcha l’Évangile en Espagne (Hibernie ou Hibérie) et dans les contrées occidentales et versa la lumière de la prédication au coucher du monde ». Dès la fin du VIIIe siècle circule dans les milieux chrétiens un poème qui donne saint Jacques comme saint patron à l’Espagne souffrante et le moine Beatus de Liebana, réfugié dans les montagnes des Asturies, le présente comme “ Chef resplendissant de l'Espagne, notre protecteur et patron de notre pays ”. C’est sans doute à partir du XIe siècle que se dessine l’image du saint cavalier descendant du ciel. Comme il est d’usage, les chroniques espagnoles lui bâtissent une légitimité remontant quelques siècles en arrière : le saint tueur de Maures serait né au cours de la bataille de Clavijo, sous le règne du roi Ramire I (842-850). Peut-être cette image, aussi prestigieuse que la croix des Croisés, n’est-elle née que pour retenir en Espagne les Galiciens qui partaient en foule à Jérusalem ? En 1099, le pape Pascal II somme le clergé et le roi Alphonse VI de remédier à cet exode. Il écrit :

« nous avons interdit aux chevaliers de votre royaume et à ceux qui veillent sur les frontières des royaumes les plus proches des vôtres, de se rendre à Jérusalem… Que personne ne leur reproche ce retour comme une infamie ou ose les accuser par quelques calomnies. À vous tous, nous prescrivons derechef de combattre les Maures demeurant sur vos terres, de toutes vos forces »

Par la suite, le Matamore fut partout avec les troupes espagnoles : en Amérique, où il devient le Mataindios, le tueur d'Indiens, à Anvers en 1585 où il tue les Protestants, en 1936 dans la lutte contre le marxisme et, plus récemment, dans la « croisade » en Irak.

Jusqu'au XIIe siècle, Compostelle n'existe que pour d'étroits cercles s'intéressant à la politique internationale, indissociable de la politique religieuse. On parle beaucoup aujourd’hui de Godescalc, évêque du Puy parti à Compostelle en 951 (dans quel but autre que de dévotion ?). Le duc Guillaume d'Aquitaine y vient souvent au tournant de l'an Mil, et les moines de l'abbaye Saint-Jacques de Liège en 1056. A partir de 1078, les Bourguignons y sont présents tant à la tête du comté de Galice qu'à la cathédrale même de Compostelle.

La chronique qui fit en France la renommée de Compostelle, est vraisemblablement née à l'abbaye de Saint-Denis en 1119 d'une collaboration entre les tenants du roi de France, les chanoines de la cathédrale galicienne et le nouveau pape bourguignon, Calixte II. Cette chronique, dite de Turpin (du nom d’un archevêque de Reims), raconte, quatre siècles après qu'elle se soit déroulée, l'histoire de Charlemagne, de Roland et des chevaliers français partis délivrer le tombeau de saint Jacques. Elle fut insérée dans l'histoire officielle du royaume de France et fut largement diffusée dans les milieux aristocratiques, ainsi qu'en témoignent les quelques trois cent manuscrits conservés (reconnue fausse au XVIIIe siècle, elle est dénommée depuis Chronique du pseudo-Turpin).

Sa popularité est venue de l'utilisation qui en fut faite, en 1165, lors du procès de canonisation de Charlemagne, suivie, dans les siècles postérieurs par la diffusion constante d'autres manuscrits composés à des fins politiques. A Compostelle, vers 1150, la Chronique de Turpin fut incluse dans un volumineux manuscrit, le Codex Calixtinus ou Livre de Jacques. Ce manuscrit, conservé à Compostelle et très peu recopié, rassemble, Livre I, des sermons, Livre II le Livre des Miracles (composé loin de Compostelle vers 1130), Livre III l'histoire de la Translation de saint Jacques (d'après des textes antérieurs), Livre IV le Turpin et un Livre V, connu au XXe siècle seulement sous le nom de Guide du pèlerin. Le Codex Calixtinus a été composé, pense-t-on aujourd’hui, pour répondre à des menaces qui pesaient sur l’avenir de Compostelle et de la royauté de Castille-Léon-Galice : l’occupation berbère faisait craindre un recul de la Reconquête, l’avènement de deux rois mineurs (Alphonse VII et Alphonse VIII) avait fragilisé le trône, la prétention de trois royaumes (France, Empire germanique, Castille) à la succession de Charlemagne, trois schismes pontificaux entre 1119 et 1160 ainsi que des tensions entre Augustins, Clunisiens et Cisterciens fragilisaient l’Eglise. Pendant ces années cruciales, la vassalité des grands seigneurs d’Aquitaine fut très recherchée, tant par la France que par l’Angleterre et la Castille. Qui va l’emporter ? Les rois de Castille aidés par les Bourguignons, les moines de Cluny et la cathédrale de Compostelle ne ménagent pas leurs efforts. Peu avant 1135, date à laquelle Alphonse VII de Castille se déclare empereur, successeur de Charlemagne, le Livre V propose un itinéraire dont on peut se demander s’il ne s’agit pas tout simplement d’indications de route données aux invités aquitains aux cérémonies du couronnement.

« Quatre chemins vont à Saint-Jacques ; ils se réunissent à Puente-la-Reina : le premier, par Saint-Gilles, Montpellier et Toulouse, va au port d’Aspe ; le second passe par Notre-Dame du Puy, Sainte-Foy de Conques et Saint-Pierre de Moissac ; le troisième, par Sainte-Madeleine de Vézelay, Saint-Léonard en Limousin et Périgueux ; le quatrième, par Saint-Martin de Tours, Saint-Hilaire de Poitiers, Saint-Jean d’Angély, Saint-Eutrope de Saintes et Bordeaux. Ces trois derniers se réunissent à Ostabat pour traverser les Pyrénées au port de Cize et rejoindre à Puente-la-Reina le premier chemin qui traverse les montagnes au port d’Aspe. À partir de Puente-la-Reina, il n’y a qu’une voie. »

Vers 1146, un autre appel est lancé aux seigneurs d’outre-Pyrénées, pour qu’ils viennent participer à la lutte contre le péril musulman. Il figure dans la chronique de Turpin réécrite à ce moment, en se référant très explicitement à Charlemagne. Elle indique pour la première fois un chemin européen, au départ du palais d’Aix-la-Chapelle. La Voie Lactée est désormais le « chemin de Saint-Jacques ».

« Charlemagne vit dans le ciel une sorte de chemin formé d’étoiles qui commençait à la mer de Frise et, se dirigeant entre la Germanie et l’Italie, entre la Gaule et l’Aquitaine, passait tout droit à travers la Gascogne, le Pays basque, la Navarre et l’Espagne jusqu’en Galice, où reposait le corps du bienheureux saint Jacques »

La Chronique toute entière appelle les chevaliers à la croisade en Espagne. Ils doivent venger Roncevaux. Qu’importe si Charlemagne n’est jamais venu en Galice, le texte passe dorénavant pour vrai. Les images créées par cette fiction historique ont eu une telle force qu’elles se sont ancrées dans la mémoire collective. Ce très beau texte, souvent copié et remanié, a fait rêver dans les châteaux de l’Europe entière et a été source d’inspiration des poètes et des imagiers. Vers 1157, au moment de la minorité menacée du jeune Alphonse VIII, la Chronique d’Alphonse VII, rappelle la légitimité du jeune héritier. Elle donne une liste de lieux et de personnes ayant assisté au couronnement de 1135 qui avait fait de lui « le chef de l’Empire de tous… semblable à Charlemagne dont il a suivi les faits. Ils furent égaux par la race, identiques par la force des armes ».

« tous les seigneurs de toute la Gascogne et de toutes les régions qui s’étendent jusqu’au Rhône, ainsi que Guillaume de Montpellier, vinrent ensemble trouver le roi, reçurent de lui de l’argent et de l’or, de nombreux cadeaux, divers et précieux, beaucoup de chevaux, se reconnurent comme ses sujets et promirent de lui obéir en toute chose. Et beaucoup de fils de comtes, de ducs et de seigneurs de France, ainsi que des Poitevins en grand nombre vinrent à lui, et reçurent des armes ainsi que d’autres présents en grande quantité. Ainsi les frontières du royaume d’Alphonse, roi de Léon, s’étendirent-elles désormais des rives de l’Océan, c’est-à-dire du rocher de Saint-Jacques, jusqu’au cours du Rhône ».

Cette cartographie coïncide avec celle du dernier Livre du manuscrit qui donne la liste des sanctuaires favoris des seigneurs aquitains en citant néanmoins, en frontière, Orléans, en hommage aux « ducs et seigneurs de France ».

Les pèlerins médiévaux

Le tombeau d’un apôtre ne pouvait manquer d’attirer les visiteurs qui pouvaient effectuer le voyage. Celui de saint Jacques devait d’abord être défendu et Compostelle était à la tête de la reconquête de l’Espagne sur les Sarrasins. Les premiers pèlerins furent les chevaliers, à la suite de Charlemagne. Vrais ou faux, réels ou imaginaires, d’autres après eux ont fréquenté les routes de Compostelle : ceux du Moyen Age vivent leur dévotion en même temps qu’ils guerroient, commercent ou s’amusent, ceux du XVIe siècle sont plus concentrés sur la démarche pénitentielle, pénétrés déjà des canons du Concile de Trente, ceux des XVIIe et XVIIIe siècles sont plutôt des gueux à la recherche de travail ou d’assistance. Que de fictions a engendré la légendaire Chronique de Turpin ! A son inspiration, juristes, biographes et romanciers ont lancé sur le chemin des meurtriers, des alchimistes, des compagnons bâtisseurs. Chaque époque ayant rajouté sa touche personnelle, tous ces pèlerins se croisent et s’entrecroisent sur un chemin devenu labyrinthe où il est délicieux de se cacher pour les voir surgir, bien vivants le temps d’un éclair.

Charles V, à son avènement en 1365, s’affirme comme le descendant de Charlemagne et place sur son nouveau sceptre une statuette de Charlemagne assortie de trois scènes du Turpin, se présentant donc lui aussi comme le serviteur de saint Jacques. Concrètement, il marche sur les traces de Charlemagne en envoyant Bertrand du Guesclin et vingt à trente mille hommes soutenir le prétendant au trône de Castille, Henri Trastamare. Si Charles V est un nouveau Charlemagne, du Guesclin est un nouveau Roland, et tous ses chevaliers sont les compagnons valeureux qui vengent encore Roncevaux. En 1380, en reprenant le sceptre de son père, Charles VI se place encore sous la protection de saint Jacques et n’hésite pas à intervenir en Espagne lorsque, en 1386, l’ennemi anglais menace à nouveau le tombeau de saint Jacques à Compostelle. Il est soutenu par Jean de Montreuil qui, dans son traité À toute la chevalerie de France incitait à combattre les Anglais de la même façon que Charlemagne l’avait fait pour les Sarrasins. Dix-huit vaisseaux quittent la Rochelle pour aller garder Compostelle, mais, lorsque les troupes anglaises arrivent, en nombre supérieur, les Français prennent la fuite, peu soucieux de finir comme Roland à Roncevaux. Un traité d'éducation, L’imagination de vraie noblesse, rédigé au début du XVe siècle à l’intention des jeunes bourguignons explique encore qu'il est « bienséant que les jeunes de noble lignage fassent les pèlerinages de Jérusalem ou Saint-Jacques et qu'en même temps ils guerroient contre les Sarrasins et autres mécréants ». Ainsi fait un jeune savoyard, vers 1430, Jacques de Montmayeur. Accompagné de son père il va à Jérusalem, à Saint-Patrick en Irlande puis à Compostelle et de là, «monté sur la flotte du roi de Castille, il conduisit à ses frais un grand nombre de valeureux nobles combattre les Infidèles».

Barret et Gurgand, les premiers journalistes-pèlerins contemporains, ont ancré dans les esprits l’image de millions de pèlerins médiévaux, ces « pauvres pèlerins » dont parlent souvent les textes du XIXe et les ouvrages contemporains mais que les témoignages historiques montrent peu. Certes, les pauvres n’ont pas d’archives, mais s’ils avaient été nombreux, des documents existent qui le rapporteraient. Les chroniques ont assez parlé de la « croisade des paysans » vers Jérusalem et de certains mouvements de masse surprenants pour que, si des foules s’étaient vraiment pressées sur les chemins de Compostelle, elles nous l’aient laissé ignorer. Au Moyen Age, ce sont surtout des nobles et des marchands qui circulent. Comment imaginer que, sans une raison puissante, des foules de ruraux tenus par leurs terres, leur bétail, leurs familles, leur manque de temps soient parties sur les routes ? Il faut être soit bien irréaliste soit bien coupé de ses racines paysannes pour les imaginer. Pourtant, les estimations circulent. En 1954, sous la plume de Daniel Rops « Les chiffres qu’on connaît sont à peine croyables : un demi-million de personnes chaque année sur la route de Compostelle ». Ces estimations seront inlassablement reprises : « Le Camino francés était parcouru, au plus fort de la saison, par deux flots, jusqu’à deux mille pèlerins par jour se croisant en chacun des sept-cent-quarante-sept kilomètres séparant Roncevaux de Santiago ». Les historiens scrutent en vain les textes, les archives de confréries, les rapports de police, les registres de chancellerie. Là où l’imaginaire voit des millions ils en dénombrent quelques centaines.

Les premiers textes qui parlent de foules émanent tout simplement de Compostelle, du Codex Calixtinus. Elles y sont évoquées dans le dernier Livre : « Tous les peuples étrangers, venus de toutes les parties du monde, accourent ici en foule ». Elles le sont dans la chronique de Turpin, lorsque saint Jacques demande à Charlemagne de venir délivrer son tombeau et lui promet : « et après toi, tous les peuples de l’une à l’autre mer y viendront en pèlerinage… Ils y viendront depuis le temps de ta vie jusqu’à la fin des temps ». Elles le sont très longuement dans le Veneranda dies, long sermon inclus dans le Livre I du Codex Calixtinus :

« Là viennent les peuples barbares et civilisés des régions du globe, à savoir les Francs, les Normands, les Écossais, les Irlandais, les Gaulois, les Teutons, les Ibères, les Gascons, les Bavarois, les Navarrais impies, les Basques, les Provençaux, les Garasques (tarasque ?), les Lorrains, les Goths, les Angles, les Bretons, les Cornouaillais, les Flamands, les Frisons, les Allobroges, les Italiens, les Pouilleux, les Poitevins, les Aquitains, les Grecs, les Arméniens, les Daces, les Norvégiens, les Russes, les Georgiens, les Nubiens, les Parthes, les Romains, les Galates, les Éphésiens, les Mèdes, les Toscans, les Calabrais, les Saxons, les Siciliens, les Asiates, les Pontiques (Pont-Euxin, la mer Noire), les Bithyniens, les Indiens, les Crétois, les Jérusalemois, les Antiochiens, les Galiléens, les Sardes, les Chypriotes, les Hongrois, les Bulgares, les Esclavons (slaves), les Africains, les Perses, les Alexandrins, les Égyptiens, les Syriens, les Arabes, les Coloséens (colossiens), les Maures, les Éthiopiens, les Philippiens, les Cappadociens, les Corinthiens, les Élamites, les Mésopotamiens, les Libanais, les Cyrrhénéens, les Pamphiliens, les Ciliciens, les Juifs et d’autres peuples innombrables. Toutes les langues, tribus et nations tendent vers lui ».

D’où vient cette énumération étonnante ? Elle cite les peuples connus au XIIe siècle auxquels elle adjoint les peuples de la Bible, dont elle recopie les listes, selon une habitude courante à cette époque : l’intégralité des peuples nommés dans les Actes des apôtres (2, 7-11) ainsi que les noms des peuples destinataires des épîtres et quelques autres noms épars. La dernière phrase est copiée dans l’Apocalypse (7, 4 et 9) : « après cela je vis une foule immense que nul ne pouvait dénombrer, de toutes nations, tribus, peuples et langues ». L’image devenue traditionnelle de foules de pèlerins se pressant à Compostelle a donc son origine non pas dans un dénombrement de pèlerins effectivement parvenus au sanctuaire mais dans cette vision de la cohorte des Elus, tellement plus exaltante. Par une série d’autres emprunts faits à l’Apocalypse, Compostelle se présente comme la nouvelle Jérusalem, l’image terrestre du Paradis où entreront tous les pèlerins.

Qui aujourd’hui n’a pas lu que saint François d’Assise est allé à Compostelle ? Cela figure partout, même dans les discours de Jean-Paul II. Mais l’histoire n’en fournit pas trace. Les études franciscaines affirment qu’il n’y est jamais allé. Cependant, dès avant 1275, saint Bonaventure l'y envoie. Ceci souligne l'importance déjà prise par ce pèlerinage sur la route de la sainteté. Plusieurs biographes de saints incluent donc un pèlerinage à Compostelle comme un événement susceptible d’ajouter à leur sainteté. En 1125, une Vie de saint Evermare le fait ainsi aller en Galice… vers 695 ! Pour Pons de Léras, moine fondateur de l’abbaye de Silvanès en 1132, le pèlerinage se serait situé au moment où il pensait quitter sa vie agitée de laïc pour la vie monastique. Avant la fin de ce XIIe siècle, Godric de Norfolk serait allé à Rome et à Compostelle entre le moment où il a abandonné sa fonction de marchand et celui où il est devenu ermite.

Au XIIIe siècle, les Dominicains ont repris la très ancienne formule du pèlerinage pénitentiel comme moyen de lutte contre l'hérésie cathare. Le concile de Béziers en 1246 fixe la liste des sanctuaires choisis, parmi lesquels figure Saint-Jacques-de-Galice. Quelques condamnations collectives ont été prononcées, mais sans que l’on sache si elles ont été exécutées. Souvent, les Inquisiteurs trop zélés ont été relevés de leurs fonctions. Les pèlerins pénitentiels apparaissent encore, mais en nombre très limité, dans les lettres de rémission par lesquelles le roi de France accorde grâce à certains condamnés. Cette grâce n'est donnée parfois que sous condition d'accomplissement d'un ou plusieurs pèlerinages. Aux XIVe ou XVe siècle, très peu de grâces sont soumises à l’accomplissement d’un pèlerinage à Compostelle, à peine 1 % des peines infligées, lesquelles ne concernent que 20 % des grâces accordées sans condition. Ces pèlerins ne sont jamais de dangereux meurtriers, ils ont tué par accident et leur éloignement a pour but d’apaiser la communauté de leur ville ou de leur village.

Pèlerins des XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles

Contrairement à ce qui est souvent écrit dans de nombreux ouvrages, la Réforme n’a pas sonné le glas du pèlerinage à Compostelle. Au contraire, le sanctuaire, épargné par les troubles que connaissait l’Eglise était propice à tous ceux qui recherchaient un réconfort face au Protestantisme. Dans son journal, Claude Haton, prêtre de Provins écrit en 1578 une page dans laquelle il analyse fort bien le phénomène qui poussa en Espagne nombre de catholiques effrayés de la montée du Protestantisme : «Les catholiques…s'entremirent à faire voyages et pèlerinages es lieux saints où reposent les reliques et corps des saints de Paradis… De la ville de Sens l'an dernier, y en alla plus de vingt personnes, et de la ville de Provins en cette présente année, bien autant et plus, en trois bandes ». Partout on parle des pèlerins de Galice, ainsi à Mâcon où il apparaît dans trois comptes tenus de 1578 à 1580 qu’à l’hôpital Saint-Jacques « il convient recevoir tous pèlerins ou pèlerines allant et revenant de Saint-Jacques de Galice». En juin 1580, lorsque Henri III donne la commanderie Saint-Jacques de l’Epée d’Etampes aux Capucins, il évoque également le passage de pèlerins bien que l’hospitalité, selon lui, ne soit plus exercée dans cette commanderie (si tant est qu’elle y ait jamais été) : « Saint-Jacques-de-l’Epée où anciennement logeaient ceux qui visitaient et allaient à Saint-Jacques en Galice… » Les confréries patronnent nombre de ces voyages, et le nombre de leurs membres se gonfle de façon spectaculaire. De Limoges en 1595, Bardon de Brun signale que ses compagnons et lui ont fait partie de «mille et mille bandes». De Cléry en 1592, seize confrères sont allés en Galice, de Chalon-sur-Saône en 1598 ils sont quatre-vingt-quinze dont quatorze femmes, d’Aire-sur-la-Lys en 1609 ils sont cent soixante-dix-sept.

Mais tous ceux qui font le voyage de Compostelle ne sont pas à la recherche d’un réconfort spirituel. Dès le début du XVIIe siècle, Cervantes observe avec lucidité

«ces pèlerins, qui ont coutume de venir en grand nombre chaque année visiter les sanctuaires de l'Espagne, qu'ils regardent comme leurs Grandes-Indes, tant ils sont sûrs d'y faire leur profit. Ils la parcourent presque tout entière, et il n'y a pas un village d'où ils ne sortent, comme on dit, repus de boire et de manger, et avec un real pour le moins en argent. Au bout du voyage, ils s'en retournent avec une centaine d'écus de reste, qui, changés en or, et cachés, soit dans le creux de leurs bourdons, soit dans les pièces de leurs pèlerines, soit de toute autre manière, sortent du royaume et passent à leur pays, malgré les gardiens des ports et des passages où ils sont visités ».

En 1595, la confrérie Saint-Jacques d’Orléans, met à la disposition des confrères les notes prises par l’un d’entre eux, J. Gouyu, lors de son voyage en Galice en 1583. Elle commande à Robert Collot, libraire à Orléans un Guide du chemin qu’il faut prendre pour aller de la ville d’Orléans au voyage de Saint-Jacques-le-Grand en Compostelle, ville du royaume de Gallice aux Espagnes. Plusieurs autres villes font de même dans les années suivantes, ainsi Rouen ou Senlis. A l’extrême fin du XVIe siècle, deux confréries distinctes séparent à Aire-sur-la-Lys ceux qui sont allés à Compostelle de ceux qui honorent simplement saint Jacques dans la chapelle Saint-Jacques de la collégiale. Ils sont 58 membres à la « grande confrérie », 250 à la petite. On arrive même en 1609 aux chiffres respectifs de 177 et 500. Cette plus grande « affluence » n’est d’ailleurs pas du goût de tous les Espagnols. Les Cortès de Castille en 1523, 1525, 1528 introduisent des contraintes pour limiter le droit d’entrée des étrangers et en juin 1590, Philippe II exige des étrangers une autorisation des autorités civiles et religieuses, ainsi que le devoir de ne pas s’écarter du « droit chemin ». En 1598, Don Cristobal Perez de Herrera écrit vigoureusement son impression devant cette recrudescence de pèlerins qui ne lui convient pas du tout :

« On voit passer et on héberge chaque année à l’hospice de Burgos, où on leur donne à manger gratis deux ou trois jours, huit à dix mille Français et Gascons qui viennent dans nos royaumes à l’occasion du pèlerinage … En France, dit-on, ils promettent pour dot à leurs filles ce qu’ils auront amassé au cours d’un voyage aller et retour à Saint-Jacques, comme si c’était aux Indes, en venant en Espagne avec des pacotilles ».

Vint le temps des guerres d’Espagne avec Louis XIV et les réglementations des pèlerinages. Chaque trêve conclue ramène l’euphorie. Le 7 août 1660, 800 pèlerins de Saint-Jacques, dit le chroniqueur Loret, « montrent plus de réjouissances que jamais car la paix avec l’Espagne facilite le pèlerinage. Ils banquètent ». Mais peu après le roi constate que « plusieurs soi-disant pèlerins partent à Saint-Jacques en Galice, Notre-Dame de Lorette et autres lieux saints hors du royaume en quittant parents, femmes et enfants, en laissant leur apprentissage » tout cela dans un « esprit de libertinage ». Certains, dit-il, se font mendiants tandis que d’autres « s’établissent dans des pays étrangers où ils trompent des femmes qu’ils épousent au préjudice des femmes légitimes qu’ils ont laissées en France ». Il ne souhaite certainement pas voir partir des gens susceptibles d’être enrôlés dans une armée ennemie, ce qui se fait couramment. En conséquence de quoi il demande, dès 1665, que ces pèlerins ne sortent du royaume que dûment autorisés par des papiers officiels. Sans doute pas trop obéi, il renouvelle ces obligations en 1671 et 1686, tant ils sont nombreux. Ces réglementations sont renouvelées par le Régent en 1717 puis durcies encore par le Roi Louis XV en 1738. Certains ont maille avec la police qui pourchasse les errants, parfois même ceux qui sont munis de tous les papiers nécessaires. On colporte en effet partout que certains pèlerins, même munis de passeports « n’en sont pas moins de vrais brigands ». La peur du pauvre et de l’étranger grandit avec la dureté des temps. Quelle place occupent les pèlerins de Compostelle dans ces masses errantes ? De l’examen des comptabilités hospitalières de Dax ou Pau, il ressort que quantité de ces pèlerins ne savaient même pas donner le but de leur pèlerinage, le pourcentage des pèlerins déclarant aller à Saint-Jacques ne dépassant pas 15 %, presque toujours réunis en petits groupes et tous réduits à la mendicité.

La renaissance du pèlerinage au XIXe et XXe siècles

Au XIXe siècle le pèlerinage à Compostelle se meurt lentement alors que naissent les grands pèlerinages mariaux. Des érudits et des curés le retrouvent et l’étudient dans les textes. Le pape Léon XIII le « ressuscite » en 1884. En 1938, Franco, le Galicien ouvre des archives et relance des recherches. En 1982, Jean-Paul II lui donne une nouvelle jeunesse, prélude à l’inscription des Chemins au Patrimoine Mondial.

En 1807, le consul de Napoléon à La Corogne consignait dans son Mémoire sur la Galice, à propos de Santiago : « le nombre des pèlerins est maintenant fort peu de choses et se réduit presque à quelques fainéants ou vagabonds qui font de cet acte de dévotion un moyen d’exciter la charité qu’ils ne méritent pas ». En 1833, la ville perdit son titre de capitale provinciale au profit de La Corogne. Entre 1825 et 1885, 100 pèlerins par an en moyenne ont été reçus à l'Hôpital des Rois Catholiques. Compostelle sombrait dans l’oubli. En France où pourtant les Romantiques redécouvrent le Moyen Age et glorifient les pèlerinages anciens à Compostelle en gonflant démesurément le nombre de pèlerins médiévaux, personne ne songe à reprendre la route. Les autorités ecclésiastiques pensent plutôt à développer à nouveau les pèlerinages locaux. C’est ainsi que, en 1862, l’abbé Joly, curé de l’église Saint-Jacques de Montlandon, soupire : « Sans doute ce serait une entreprise chimérique que de prétendre rétablir le mouvement d’autrefois vers l’Espagne ! » mais se réjouit de la solution de remplacement qui lui tombe du ciel : « attirer Compostelle parmi nous, pour y relever le culte du grand apôtre ». Il vient de recevoir de l’évêque de Chartres une relique de saint Jacques présentée sur la poitrine d’un corps en cire de l’apôtre, réduit aux deux tiers et couché dans un cercueil de verre. En 1875 à Locquirec, c’est une relique du «sang de saint Jacques» qui est authentifiée par Rome. En 1866, Léopold Delisle, archiviste paléographe, découvre dans un manuscrit de la Bibliothèque Nationale la mention du voyage à Compostelle de l’évêque du Puy Godescalc en 951. Il publie cette découverte dans les annales de la société savante du Puy. L’information ne sort pas du milieu des érudits ; le pèlerinage de Galice est tombé en désuétude ; Godescalc a été oublié. Personne n’imagine que cette découverte sera un siècle plus tard un des arguments permettant de faire du Puy le point de départ majeur des pèlerins de Compostelle du XXe siècle. Elle est devenue une donnée de base et, aujourd’hui, imprègne les esprits à un point tel que le site Internet de l’évêché du Puy donne à l’évêque le titre de « successeur de Godescalc ».

De nombreux prêtres se sont intéressés à l’histoire de Compostelle et du pèlerinage. L’abbé Pardiac est l’un des premiers et sans doute celui qui a fait le travail le plus exhaustif. Dans un ouvrage publié à Bordeaux en 1863, il mentionne le souvenir d’un pèlerin vivant à Moissac en 1830. « Souvenirs […] comme les miettes précieuses qu’il faut recueillir, de précieux débris qui rappellent les festins du cœur et de l’esprit les plus suaves, pour quiconque ne vit pas seulement de pain[3]. » Pour lui, c’en est bien fini du pèlerinage, ce pèlerin moissagais était le dernier représentant d’une race à jamais disparue. En 1882, le père Fita, directeur de la Real Academia de Historia à Madrid, apporte une contribution majeure en éditant le dernier Livre du Codex Calixtinus. Il n’a pas d’autre titre que «  Ici commence le Livre V de l’apôtre saint Jacques ». Son premier chapitre « Les chemins de saint Jacques » commence par ces mots « Quatuor vie sunt que ad Sanctum jacobum tendentes », quatre routes sommairement indiquées en Aquitaine par la mention des principaux sanctuaires de cette grande principauté. Dès sa parution, ce document est considéré comme un guide pour les pèlerins médiévaux. La tentation est alors grande de joindre les uns aux autres les sanctuaires mentionnés pour retracer les chemins supposés des pèlerins de Compostelle. André Lavergne établit une carte des chemins de Saint-Jacques en Aquitaine qui ne fut publiée qu’en 1897 par Alexandre Nicolaï. Mais, après l’avoir présentée, Nicolaï écrit : « au sujet des chemins de Saint-Jacques il sera peut-être oiseux pour l’avenir de chercher à compléter davantage le réseau … ce sera sans grand intérêt car on ne fera que reconstituer le réseau des communications pendant le Moyen Age[4]. ».

En 1879, l’archevêque de Compostelle entreprend des fouilles. Il découvre des restes humains, rapidement identifiés comme ceux de l'apôtre et de ses compagnons. Les précieuses reliques soi-disant disparues en 1589 sont retrouvées. Le Vatican est aussitôt saisi pour une reconnaissance officielle. Après s’être entouré des précautions d’usage et avoir consulté le Sacré Collège, le pape Léon XIII publie en 1884 la Lettre Apostolique ou Bulle Deus Omnipotens. Il y répond par l’affirmative à la question : «[…]la sentence portée par le Cardinal archevêque de Compostelle sur l'identité des reliques […] qu'on dit être de saint Jacques le Majeur apôtre et de ses disciples Athanase et Théodore, doit-elle être confirmée dans le cas et pour le but dont il s'agit ? ». La rédaction ambiguë de cette Bulle incite assez peu les évêques à envoyer des pèlerins à Compostelle. Certes, le pape demande que soient à nouveau entrepris « les pieux pèlerinages à ce saint tombeau, comme nos ancêtres avaient coutume de le faire ». Mais il ajoute aussitôt que tous ceux qui, « s'étant confessés… et ayant reçu le saint Corps du Christ dans les églises dédiées à saint Jacques, ou dans celles désignées par l'Ordinaire, auront adressé à Dieu de ferventes prières par l'intercession de saint Jacques » bénéficieront de la même indulgence plénière que s’ils étaient allés à Compostelle. Les diocèses diffusent cette Bulle de façon fort inégale, mais des évêques en profitent pour relancer les cultes locaux : l’évêque de Paris envoie prier dans les églises Saint-Jacques de la ville et de la périphérie, l’archevêque de Bourges invite à venir se recueillir devant la relique donnée par Charlemagne, l’église Saint-Jacques de Liège fait confectionner un nouveau reliquaire pour le « radius de saint Jacques » rapporté de Compostelle en 1056. En 1886 la crypte de la cathédrale est ouverte et un reliquaire y est exposé. Dix ans plus tard le nombre de pèlerins a doublé. Léon XIII a sauvé Compostelle mais cela n’est pas encore évident pour ses contemporains. L’abbé Daux, historiographe du diocèse de Montauban, est le plus connu des curés érudits du XIXe ayant diffusé la nostalgie du pèlerinage sans imaginer qu’il renaîtrait. Son ouvrage, Sur les chemins de Compostelle, publié en 1898 et réédité en 1909 et 2020 n’a pas l’intention « d’entraîner à ce lointain pèlerinage, même avec le confort d’un wagon capitonné » mais de « fixer les souvenirs du vieux monde qui s’en va » …comme il l’écrit dans le prologue de l’édition de l’année 1909, une année de « grand Jubilé » à Compostelle[5]. Il déplorait l’oubli dans lequel se trouvait ce pèlerinage malgré la « recognition des reliques » faite par Léon XIII en 1884. Sans doute a-t-il contribué au-delà de toutes ses espérances secrètes à faire naître le pèlerinage contemporain.

L’attention ainsi portée sur le sanctuaire galicien a induit en erreur les plus grands esprits qui ont cru pouvoir tout expliquer par le chemin de Compostelle. Il en a été ainsi de Joseph Bédier et Emile Mâle. Chacun dans son domaine, la littérature des légendes épiques et l’art roman le long des routes de pèlerinage, a exagéré l’importance de Compostelle. Leur notoriété marqua la recherche française pour plus d’un demi-siècle. La même exagération a été faite par leurs successeurs. Elle aurait pu être maîtrisée si les études sur Compostelle étaient restées dans le domaine universitaire. Mais quand la politique et les médias s’en emparèrent, il devint impossible d’empêcher la démesure. Emile Mâle invitait à prendre la route pour aller voir les monuments qu’il décrivait. Après la guerre de 1914-1918, avec l’avènement du tourisme moderne, les pèlerins les plus fortunés parmi les intellectuels catholiques commencent à se rendre à Compostelle. Mais on était bien loin de l’idée de reprendre le chemin à pied. Ainsi, Mabille de Poncheville en 1930 alterne la marche, le train et l’autobus.

En 1938, Jeanne Vielliard publia une nouvelle édition du dernier Livre du Codex Calixtinus à laquelle elle crut « bon de joindre une traduction nécessitée par l’ignorance croissante du latin [6]». Son propos était de « venir en aide aux archéologues et aux érudits » mais le titre de Guide du pèlerin donné à sa traduction lui a ouvert une toute autre carrière. Avant qu’en ait été entreprise l’étude critique, ce texte, dorénavant à la portée de tous, devint le socle de la recherche sur saint Jacques et Compostelle. Il ouvrit la voie à toute une école de pensée et favorisa le développement d’une approche trop exclusivement centrée sur la recherche géographique de chemins de Compostelle. Jeanne Vielliard s’était contentée de positionner sur une carte les sanctuaires mentionnés par le Codex. Mais, dès 1937, Francis Salet avait fait peindre aux murs du Musée des Monuments Français à Paris une immense carte des « chemins de Saint-Jacques » en France, extrapolant les chemins tracés antérieurement.

Elie Lambert peut être considéré comme un modèle du nouvel enthousiasme coupable qui s’est emparé de bien des érudits au sujet de Compostelle. En 1958, il constate que le Guide est incomplet et que beaucoup de sanctuaires importants n'ont pas été mentionnés « … les indications qu’on y trouve sont loin d’être complètes et ne sauraient suffire pour bien étudier l’extraordinaire mouvement qui conduisit vers la Galice la foule énorme des pèlerins[7] ». La foule des pèlerins est devenue un postulat, il importe de trouver les chemins qu’ils ont foulés. Cet enthousiasme a ensuite quitté le camp des érudits pour se répandre dans celui beaucoup plus important, et encore moins critique, des pèlerins et des journalistes et des politiques , ce qui l’a amplifié.

C’est le 25 juillet qu’avait choisi Napoléon en 1808 pour installer sur le trône d’Espagne son frère Joseph. Mais c’est de Compostelle que partit la révolte contre l’occupation française, sous la houlette de l’archevêque qui promit, comme à l’habitude depuis le XIIe siècle, l’aide de saint Jacques. Cette aide est à nouveau invoquée bien plus tard. Bartolomé Bennassar a montré comment, à partir de 1936, saint Jacques est devenu le combattant opposé à la libre-pensée et au marxisme. La victoire des « croisés » sur les « Sans Dieu » à Saragosse en 1936 est rapprochée de l’apparition de la Vierge à saint Jacques, la fameuse Vierge du Pilier qui a assuré les vainqueurs de leur bon droit. Les prières se multiplient, dont se fait l’écho toute la presse espagnole : « Santiago, patron invaincu des Espagnes, irrésistible vainqueur du Clavijo, prie le Dieu des armées pour tes fils, continue à nous secourir […] comme aux jours … qui proclamèrent la supériorité de ton étendard sur les bannières rouges du marxisme »[8]. La guerre ne permet pas d’organiser à Compostelle, pour l’année sainte 1937, le grand pèlerinage dont rêvent les jeunes de l’Action Catholique Espagnole. Pie XI accorde une année sainte exceptionnelle en 1938 pour permettre les célébrations qui n’avaient pas pu avoir lieu en 1937. Mais la paix n’est pas revenue. Le grand pèlerinage de jeunes n’a lieu qu’en 1948 ; plus de 60 000 jeunes pèlerins arrivent à Compostelle à pied ou dans les 900 camions qui les ont transportés.

En septembre 1938, avec le soutien de l’archevêque de Paris, le président du Comité France-Espagne, Charles Pichon, journaliste à l’Echo de Paris, obtenait du gouvernement français l’autorisation d’emmener sept autocars de pèlerins à Compostelle, sous la conduite des autorités espagnoles. Vingt-cinq après, Charles Pichon se souvient :

« C’était l’été 1938. La guerre civile sévissait alors en Espagne, mais son issue ne faisait pas de doute pour ceux qui jetaient sur la carte des opérations un œil clair. Et parmi eux, les hispanisants, les amis de l’Espagne, se posaient des questions sur l’avenir des relations franco-espagnoles au lendemain de la décision militaire… se détache soudain un nom prestigieux, auréolé de la brume dorée des plus anciennes histoires, Compostelle[9] ! ».

Pendant toute la guerre, ce nom prestigieux agit comme un phare pour ceux qui ont à cœur de maintenir des relations avec le régime franquiste. Ainsi en 1943, l’ambassadeur de France à Madrid se rend-il en pèlerinage à Compostelle pour offrir un calice offert par le Maréchal Pétain[10].

Dans la France de l’après-guerre, l’idée de Charles Pichon fut reprise avec l’espoir de renouer les liens spirituels et culturels entre les divers pays d’Europe. En 1950, des intellectuels catholiques issus des milieux diplomatiques créent à Paris la Société des Amis de saint Jacques. Excellents connaisseurs de l’Espagne, ayant joué un rôle actif pour le maintien de bonnes relations franco-espagnoles pendant la guerre, ils prolongent leur action au sein de cette association en lien avec des universitaires, dont aucun, hélas, n’était historien. L’année 1951 est celle du millénaire du voyage de Godescalc, évêque du Puy. Mgr Blanchet, recteur de l'Institut Catholique de Paris conduit un pèlerinage organisé par Charles Pichon. Il part de la tour Saint-Jacques dont on croyait à l’époque qu’elle était un point de départ de pèlerins. En 1954, à l’occasion de l’année sainte, le Mouvement international pour la paix Pax Christi organise un important pèlerinage auquel participe son président Mgr Feltin, archevêque de Paris, accompagné d’une importante délégation française. La presse nationale française s’en fait l’écho en publiant des extraits des discours appelant à la lutte contre le communisme. En 1962, la célébration solennelle du millénaire de la consécration de la chapelle de Saint-Michel l’Aiguilhe au Puy-en-Velay, est une occasion de resserrer les liens entre Compostelle et Le Puy. Le cardinal archevêque de Compostelle préside la cérémonie.

A partir de 1960, le marquis René Frottier de La Coste-Messelière, ancien pensionnaire de la Casa Velazques à Madrid est l’infatigable promoteur de Compostelle et des chemins. Inspiré par les cartes précédentes, il en fait dessiner une enrichie d’autres indices de passages de pèlerins. Au début des années 1970, un artiste assure le succès de cette carte en lui donnant un aspect ancien et en la datant de 1648. René de La Coste l’appelle une « forgerie » mais rien n’arrêtera sa diffusion. Très esthétique, elle est vendue par les Musées nationaux et connaît depuis un succès constant. Elle est régulièrement publiée sans que jamais sa véritable nature ne soit explicitée. André Vauchez, alors président de la Société, la présente ainsi : « Datée de 1648, cette carte a été reprise et complétée par D. Derveaux vers 1970 d’après un fond de carte d’inspiration ancienne[11] ». Merveille d’hypocrisie pour continuer à entretenir un mythe en le couvrant de l’autorité scientifique d’un membre de l’Institut.

Sous l’impulsion de René de La Coste, l’année sainte 1965 marque un tournant dans l’histoire de Compostelle en France. Une grande exposition aux Archives Nationales montre pour la première fois au public plus de 700 objets des collections nationales liés aux cultes à saint Jacques. Elle connaît un très grand succès. Des chevauchées internationales convergent vers la Galice et participent aux manifestations à Compostelle. L’Espagne s’associe aux cérémonies organisées à Paris et offre à la ville une plaque apposée sur la tour Saint-Jacques commémorant les millions de pèlerins censés s’y être rassemblés. Sans égard pour son histoire propre, elle en fait la première et la plus haute des bornes du chemin. Preuve qu’une erreur historique peut être durablement gravée dans le marbre quand elle sert des intérêts politiques.

L’année 1968 avec ses idées de retour aux racines, aux vertus de la campagne et de la marche à pied, apporte un nouvel intérêt à la recherche puis au balisage de chemins. A défaut d’indices historiques, des hypothèses servent de base aux premiers tracés. Tout ce qui portait le nom de « Saint-Jacques » fut attribué à Compostelle et tout pèlerin fut compris comme pèlerin de Compostelle. La moindre coquille devint le signe évident qu’un pèlerin était passé par là. Ces hypothèses furent vite transformées en certitudes. En 1972 la Fédération Française de Randonnée Pédestre publie le premier fascicule Le Puy-Aubrac du sentier de Saint-Jacques validant ainsi définitivement un tracé hypothétique. Le choc pétrolier de 1973 avec les premiers chômeurs et les mises à la retraite anticipée a certainement contribué ensuite à grossir les rangs des marcheurs et des baliseurs de chemins… Plus tard les politiques et les aménageurs ont transformé les hypothèses en méthode de travail et en argument touristique, Compostelle est progressivement devenue l’explication de tout ce qui a trait aux cultes à saint Jacques. Ainsi l’engouement actuel, a-t-il été voulu à la fois par des milieux catholiques les plus engagés et par une fédération de randonneurs aux idéaux plutôt tournés vers la libre-pensée. Mais la France n’en est pas à un paradoxe près…

En 1978, deux journalistes, Pierre Barret et Jean-Noël Gurgand  ont publié Priez pour nous à Compostelle en rentrant d’un pèlerinage à pied de Vézelay à Santiago. Leur succès fut immédiat. La quatrième de couverture a popularisé des images, inlassablement reprises par les médias et qui ont suscité beaucoup de vocations de pèlerins :

« Par milliers, par millions, la besace à l'épaule et le bourdon au poing, ils quittaient les cités, les châteaux, les villages et prenaient le chemin de Compostelle. Gens de toutes sortes et de tous pays, ils partaient, le cœur brûlant, faire leur salut au bout des terres d'Occident, là où la mer un jour avait livré le corps de l'apôtre Jacques… Par-delà les siècles, au creux de cette foule d'hommes et de femmes en quête de "rassurements", vous aussi ferez le chemin de Saint-Jacques ».

1982, l’année suivant l’autonomie de la Galice, était une année sainte. Elle fut l’occasion d’une initiative importante qui marque l’histoire du pèlerinage. Le pape Jean-Paul II se fait lui-même pèlerin de Compostelle. Dans le discours qu’il prononce à l’occasion de ce pèlerinage il souligne le caractère privilégié de Compostelle pour l’Europe et lui lance un vibrant appel pour qu’elle retrouve ses racines chrétiennes : « […] ô vieille Europe je te lance un cri plein d’amour : retrouve toi toi-même, sois toi-même, découvre tes origines, renouvelle la vigueur de tes racines, revit ces valeurs authentiques qui couvrirent de gloire ton histoire et firent bénéfique ta présence dans les autres continents. » En 1989, Jean-Paul II donne un nouvel élan au pèlerinage à Compostelle en y conviant les Jeunes pour les quatrièmes JMJ (Journées Mondiales de la Jeunesse). Plusieurs centaines de milliers de jeunes découvrent la cité galicienne et entendent parler de saint Jacques. Repris par les médias, cet événement met Compostelle sur le devant de la scène. L’année sainte 1993 est celle du véritable décollage du pèlerinage qui n’aurait pas connu l’ampleur actuelle si les chemins de Compostelle n’avaient pas été déclarés premier Itinéraire Culturel Européen en 1987.

Du Guide du pèlerin à l’itinéraire culturel

En 1836, le journal Le Magasin pittoresque avait déjà souligné la « dimension civilisatrice des pèlerinages » en écrivant : « Qui pourrait estimer tout ce que les pèlerinages ont transmis de civilisation orientale à l’Europe ? ». Charles Pichon pendant la guerre avait envisagé un pèlerinage de paix reliant les grands sanctuaires européens sans pouvoir le concrétiser. Après la seconde guerre mondiale, l’idée de faire de Compostelle un symbole européen était dans les esprits, en particulier sous l’impulsion de René de La Coste-Messelière. Mais la dynamique européenne en faveur des chemins de Compostelle a été lancée en mars 1982 par l’association espagnole Amigos de los Pazos qui écrivit au Président de l'Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe « […] estimant que le Chemin de Saint-Jacques revêt une dimension internationale et constitue un bien commun à tous les Européens car il fait partie de leur patrimoine artistique et religieux, […]Nous demandons à cette Assemblée de reconnaître le Chemin de Saint-Jacques comme un bien culturel commun de l'Europe […] et d'élaborer un plan d'action en faveur du chemin de Compostelle. »

Le 28 juin 1984, après consultation de la Commission de la culture et de l'éducation, la Commission Permanente, de l'Assemblée, mit en évidence la place particulière du chemin de Saint-Jacques et recommanda de « s'inspirer de son exemple comme point de départ d'une action relative à d'autres itinéraires de pèlerinage en soulignant l'intérêt pour "d'autres lieux et d'autres routes de pèlerinage ». En voici des extraits [12]:

« […] en s'inspirant de l'exemple du chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle, l’Assemblée recommande : d'encourager une coopération entre les Etats membres […] de préserver les itinéraires internationaux de pèlerinage […] une action concertée en vue de faire figurer les itinéraires les plus significatifs et leurs monuments sur le répertoire du Patrimoine mondial de l'UNESCO […] de demander aux gouvernements des Etats membres d'encourager les villes situées sur des routes de pèlerinage à coopérer à des activités communes[…] de promouvoir le tourisme culturel le long de ces itinéraires […] d’autoriser l'utilisation d'un emblème spécial du Conseil de l'Europe par les villes et les institutions qui participent à la sauvegarde et à la promotion des itinéraires de pèlerinage ».

Malgré cette orientation claire, le 23 octobre 1987, les chemins de Compostelle sont solennellement déclarés « Premier Itinéraire Culturel Européen », ils sont le seul itinéraire de pèlerinage reconnu[13] :

« […] Le Conseil de l'Europe propose la revitalisation du chemin qui conduisait à Saint-Jacques de Compostelle. Ce chemin, hautement symbolique dans le processus de construction européenne, servira de référence et d'exemple pour des actions futures. Le Conseil fait appel aux autorités, institutions et citoyens pour : Poursuivre le travail d'identification des chemins, Etablir un système de signalisation, Développer une action de restauration et de mise en valeur du patrimoine architectural et naturel situé à proximité de ces chemins, Lancer des programmes d'animation culturelle […] »

Entre temps l’Espagne est entrée dans le marché commun. Compostelle retrouve une dimension politique comme souvent dans son histoire. Entre 1984 et 1987, les chemins de pèlerinage ont été réduits au "tout Compostelle" qui a dénaturé les visées initiales. La création de la via Francigena due à une initiative privée a apporté une première diversification. Les chemins du Mont Saint-Michel et ceux de Saint-Martin de Tours ont suivi. Il reste fort à faire pour que les pèlerins de Galice puissent "croiser ceux qui se rendent à Chartres", ou Aix-la-Chapelle et que l’Europe soit sillonnée de marcheurs sur les chemins de pèlerinages comme elle l’était au Moyen Age.

Mais ce qui est sans doute pire, la dimension symbolique donnée à Compostelle a été oubliée. Le Conseil de l'Europe l’avait exprimée en faisant des chemins de Compostelle un "Itinéraire Culturel" immatériel. Mais simultanément il a défini un logo, encouragé le balisage et soutenu la publication d'un guide et d'une carte sans base historique sûre. Les quatre routes de France furent prolongées en amont par huit ou neuf routes européennes sans justifications. Les historiens qui à l'époque ont plaidé pour une méthodologie sérieuse dans la recherche des itinéraires n'ont pas été écoutés. Cette reconnaissance officielle est une manifestation contemporaine d'un comportement tout médiéval, du passage d'un mythe à la réalité. Contrairement au vœu exprimé par le Conseil de l’Europe d’une action concertée, les inscriptions au Patrimoine Mondial se sont faites en ordre dispersé. Dès 1993 pour l’Espagne, en 1998 pour la France où l’inscription était moins justifiée. Compostelle est une réalité incontestable en Espagne, et le principal chemin pour y conduire est bien établi. Il n’en est pas de même en France. Les nombreux sanctuaires inscrits avaient des cultes et une existence propres. L’insistance de quelques organismes qui ne voulaient pas laisser l’Espagne seule présente sur ce terrain a néanmoins réussi en 1998, à faire inscrire au titre des "Chemins de Compostelle" sept tronçons du GR 65 et soixante et onze monuments français (dont un dolmen !). Curieusement, l’UNESCO, organisme à vocation culturelle, entretient l’ambigüité sur ce sujet. Alors que les inscriptions sont limitées elle écrit sur son site Internet et laisse graver dans le marbre des plaques apposées sur les monuments que « les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle en France ont été inscrits par l’UNESCO au Patrimoine Mondial ». Ceci est faux. Ceux qui le savent n’osent pas le dire ou, comme souvent dans l’histoire de Compostelle, tolèrent le mensonge pour favoriser le rêve ou les intérêts commerciaux. Ceci s’inscrit bien dans la tradition des légendes de Compostelle.

Le renouveau du discours sur Compostelle

Il a manqué de vrais historiens pour s’intéresser à Compostelle toujours abordée sous l’angle de l’art, de la littérature, du patrimoine, du sentiment religieux, des intérêts politiques et économiques. René de La Coste Messelière, lui, était conscient de ce que la recherche historique pourrait apporter à une meilleure connaissance de Compostelle. En 1983 il engagea sur cette voie une cavalière qui rentrait d’un pèlerinage à Compostelle en l’incitant à étudier les archives hospitalières. Dépouillés avec rigueur, ces documents ne révélèrent pas, comme espéré, les pèlerins de Galice pour lesquels on pensait qu’ils avaient été construits. La recherche des reliques de saint Jacques apportait quant à elle de nombreux indices de cultes rendus à ce saint dans des lieux qui étaient autant de pèlerinages locaux. Qui sait par exemple qu’un corps de saint Jacques a été vénéré à Angers[14] ou que les échevins de Grenoble venaient chaque année en procession à Echirolles invoquer saint Jacques contre les crues du Drac ? Sans lien avec Compostelle, ces pèlerinages où étaient racontés les miracles et la légende du saint contribuaient à son aura et alimentaient les rêves de tous ceux qui ne prendraient jamais le chemin.

En 1996 la première thèse d’histoire médiévale consacrée à saint Jacques et Compostelle fut soutenue à la Sorbonne[15], trop tard pour que René de La Coste qui l’avait initiée en connaisse les résultats. Elle apporte une vision nouvelle de l’importance de saint Jacques dans les dévotions médiévales et de la place de Compostelle parmi les sanctuaires de pèlerinage. Avant elle, des voix s’étaient élevées pour dénoncer les erreurs de méthodologie, en 1988, celle d’Edwig Röckelein au colloque de Bamberg, en 1993 celle de deux chercheurs américains[16] révélant que le Guide du pèlerin n’avait pas été connu en France avant 1938. Elles se sont tues, écrasées par le conformisme du discours convenu, par les intérêts politiques et une certaine idéologie religieuse. Mais les éléments d’une nouvelle vision de Compostelle étaient en place. Elle a été récemment confirmée à Compostelle même avec la présentation de l’ouvrage : Los mitos del apostol Santiago d’Ofelia Rey Castelao[17] en présence des autorités locales.

Le pèlerinage à pied répondant à des besoins croissants de notre société, Compostelle a pris aujourd’hui une dimension qu’elle n’a jamais eue auparavant. La propagande du XIIe siècle chargée d’attirer les chevaliers chrétiens pour défendre le sanctuaire a laissé la place au marketing touristique. Aujourd’hui comme hier, l’Eglise et le pouvoir politique local ont partie liée. La France, véritable « entonnoir à pèlerins » a joué un rôle prépondérant dans l’essor du pèlerinage contemporain. Mais oubliant le caractère original de son patrimoine jacquaire[18] propre, elle accepte aujourd’hui d’en faire une lecture uniquement orientée par Compostelle. Il est parfaitement justifié de rendre hommage à l’action de René de La Coste Messelière. Mais il est aussi conforme à son dynamisme de montrer comment ont germé les graines qu’il a semées, au lieu de les stériliser. A trop défendre des positions qu’ils lui attribuent ou les ayant mal comprises, ceux qui se réclament de lui déforment sa pensée. Ainsi il n’aurait jamais approuvé la conclusion « qu’une coquille dans une tombe prouve la présence d’un pèlerin de Compostelle », utilisée dans l’interprétation de fouilles archéologiques à Toulouse. Il a été le premier à faire remarquer qu’il s’en trouvait dans des tombes mérovingiennes. L’information concernant Compostelle est systématiquement déformée. La culture a cédé le pas aux intérêts économiques et politiques. La paresse intellectuelle des médias, quand ce n’est pas leur manipulation, comme l’a montré une émission d’ARTE[19] en janvier 2020 s’associent à l’inertie ou au découragement de ceux qui pourraient endiguer le flot d’erreurs propagées au sujet de Compostelle. Il en est de la culture comme des camemberts dans les années 1970 ; à cette époque, les marchands ont décrété que les consommateurs n'aimaient plus que les fromages pasteurisés. En fait, ils manquaient de courage pour affiner et conserver les fragiles camemberts au lait cru et ils gagnaient bien davantage avec les premiers. Les consommateurs se sont réveillés et payent plus cher les bons camemberts. Les pèlerins et ceux qui s’intéressent à saint Jacques et Compostelle se réveilleront aussi un jour ou l’autre et ne confondront plus l’histoire et les légendes. Je remercie X-Passion de contribuer à ce renouveau.

 

Comme les légendes, l’histoire alimente les rêves des pèlerins. Mais elles ne remplaceront jamais l’expérience pèlerine que cet article ne peut qu’évoquer en conclusion pour en souligner la richesse extraordinaire. Le XXème siècle qui, à bien des égards, a dépourvu l’homme de ses repères traditionnels a permis la naissance d’un pèlerinage contemporain répondant aux besoins des hommes et femmes d’aujourd’hui. Les pèlerins ne marchent pas dans les pas des millions de fantômes médiévaux que le XIXe s’est plu à imaginer. Ils ont soif d’ouverture à la vie, ils sont en recherche d’humanité, en quête d’eux-mêmes et de rencontres qu’ils ne savent pas trouver dans leur vie quotidienne. Puissent ces lignes susciter quelques vocations pèlerines !

 

Louis Mollaret, X 54

Président de la Fondation David Parou Saint-Jacques

Fondation Européenne pour la recherche sur les Pèlerinages

http://www.saint-jacques.info

[email protected]

 

 

 


Ouvrages consultés pour cet article

 

Barret, Pierre et Gurgand, Jean-Noël, Priez pour nous à Compostelle, Paris, Hachette littérature, 1978, rééd. 1999

Bédier J., Légendes épiques, Paris, 1912, 4 vol., rééd. 1929, reprint 1966, t. III Les chansons de geste et Compostelle.

Bennassar B., Saint-Jacques de Compostelle, Paris, Julliard, 1970,

Catala, (Michel), Les relations franco-espagnoles pendant la Deuxième guerre mondiale, Paris, Harmattan, 1997

Daux, (Camille, abbé), Sur les chemins de Compostelle, Tours, Mame, 1898, rééd. Atlantica, 2006

Delisle, (Léopold), Recherches sur l’ancienne bibliothèque de la cathédrale du Puy, Annales de la société d’agriculture, sciences, arts et commerce du Puy, t. XXVIII, 1866-67

Guide du pèlerin, trad. J. Vielliard, Paris, 1938, rééd. Paris, Vrin, 1984.

Jacomet H., Dix ans de recherches et de publications compostellanes en France (1980-1990), La peregrinatio studiorum jacopea in Europa nell'ultimo decennio, Atti del Convegno internazionale di studio, dir. Lucia Gai, Pistoia, 1994-1997,

La Coste-Messelière, René de, dir., Pèlerins et chemins de Saint-Jacques en France et en Europe du Xe siècle à nos jours, Catalogue de l’exposition Paris, Archives Nationales, 1965

La légende de Compostelle, éd. et trad. française intégrale du Codex Calixtinus, XIIe siècle (dont la traduction modernisée du Guide du pèlerin), Bernard Gicquel, Paris, Tallandier, 2003

Le Monde de la Bible, n° 159, mai-juin 2004,

L'Epître de Jacques, Nouveau Testament (Jc, 1-5), attribuée longtemps au Majeur

Mâle, Emile, L’art religieux du XIIe siècle en France. Etude sur les origines de l’iconographie du Moyen Age, Paris, 1922, rééd. 1998

Nicolaï, (Alexandre), Monsieur saint Jacques de Compostelle, Bordeaux, 1897

Pardiac, (Jean-Baptiste, abbé), Histoire de saint Jacques le Majeur et du pèlerinage de Compostelle, Bordeaux, 1863

Péricard-Méa, Denise, Compostelle et cultes de saint Jacques au Moyen Age, Paris, PUF, 2000

Péricard-Méa, Denise, Les Routes de Compostelle, Gisserot-Histoire, Paris, 2002, rééd. 2006

Péricard-Méa, Denise, Brève histoire du pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle, Fragile, 2004

Pugliese, (Carmen), El camino de Santiago en el siglo XIX, Xunta de Galicia, Santiago, 1998

Rapport de la Commission de la culture et de l'éducation à l'Assemblée Parlementaire du Conseil de l'Europe, mars 1984 (doc. 5196)

Röckelein H. et Wendling G., Chemins et traces des pèlerins de Saint-Jacques dans la Haute-Rhénanie, Les chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle, Strasbourg, Conseil de l'Europe, Patrimoine architectural, Rapports et études n°16, 1989,

Rey Castelao Ofelia, Los Mitos del apóstol Santiago, éd. Nigratrea et Consortio de Santiago, 2006

Rops, Daniel, Sur le chemin de Compostelle, Paris, 1952

Vielliard, (Jeanne), Le guide du pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle, Macon, Protat, 1938

 

Pour aller plus loin …

Ouvrages recommandés :

Péricard-Méa, Denise, Brève histoire du pèlerinage de Saint-Jacques de Compostelle, Fragile, 2004

Péricard-Méa, Denise et Mollaret, Louis, Dictionnaire de saint Jacques et Compostelle, Gisserot, 2006

Sites Internet :

http://www.saint-jacques.info

http://www.chemins-de-compostelle



[1] La légende de Compostelle, éd et trad. française intégrale du Codex Calixtinus, XIIe siècle (dont la traduction modernisée du Guide du pèlerin), Bernard Gicquel, Paris, Tallandier, 2003

[2] Les citations de cette première partie sont extraites de la thèse de Denise Péricard-Méa, Compostelle et cultes de saint Jacques au Moyen Age, Paris, PUF, 2000, p.19

[3] Abbé Pardiac, Histoire de saint Jacques le Majeur et du pèlerinage de Compostelle, Bordeaux, 1863

[4] A. Nicolaï, Monsieur saint Jacques de Compostelle, Bordeaux, 1897, p. 176

[5] Daux, (Camille, abbé), Sur les chemins de Compostelle, Tours, Mame, 1898, rééd. 1909, rééd 2006, p. 11

[6] J. Vielliard, Le guide du pèlerin de Saint-Jacques de Compostelle, Macon, Protat, 1938, p. VIII

[7] Élie Lambert, Le Pèlerinage de Compostelle, études d'histoire médiévale, Toulouse, Privat, 1958.

[8] Isidoro Milan, A la sombra del apostol, cité par B. Bennassar, Saint-Jacques de Compostelle, Paris, Julliard, 1970

[9] Bulletin de la Société des amis de Saint-Jacques, 1963

[10] Archives du Ministère des Affaires Etrangères, Madrid, 1943

[11] Le Monde de la Bible, n° 159, mai-juin 2004, légende de la carte de 1648, voir également le hors-série de Terre Sauvage, printemps 2005

[12] Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe, doc. 5196, Annexe

[13] Recommandation 987 relative aux itinéraires européens de pèlerinage

[14] Ménard, Claude, Recherche et avis sur le corps de saint Jacques le Majeur, Angers, 1610, rééd. en 2020 avec transcription, notes et commentaires de Denise-Péricard-Méa

[15] Denise Péricard-Méa, Compostelle et cultes de saint Jacques au Moyen Age, Paris, PUF, 2000

[16] Stones A. et Krochalis J., Qui a lu le Guide du pèlerin ?, Pèlerinages et croisades, Actes du 118e colloque de Pau, 1993, Paris, C.T.H.S., 1995, p.11-36

[17] El Correo Galeco, 25 novembre 2006, compte-rendu de la présentation de l’ouvrage à l’hôtel des Rois catholiques le 24 novembre 2006

[18] Adjectif utilisé depuis les années 1980 pour qualifier tout ce qui se rapporte à saint Jacques

[19] Le film Le prix de la foi, diffusé le 6 janvier 2006 et présenté comme documentaire était une fiction, dont le professeur espagnol, présenté à ARTE comme caution scientifique était en fait le réalisateur. Dans une lettre adressée à la Fondation, le président d’ARTE a reconnu la supercherie dont la chaîne a été victime.


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