saint Jacques et Compostelle
En janvier 2004, la revue galicienne de culture Grial a consacré une bonne partie de son n°161 à saint Jacques et Compostelle. Grial est une revue fondée en 1951 qui a subi la censure franquiste pendant plus de dix ans avant de réapparaître sans interruption depuis 1963. Elle est publiée par la maison d’édition Galaxia dont l’engagement en faveur de la culture galicienne et de la récupération de la langue sont bien connus. Dans la revue collaborent des écrivains, des universitaires et des chercheurs attachés à la Galice d’où notre intérêt pour le numéro consacré au phénomène jacquaire. Avec l’autorisation de Grial, que nous remercions, nous avons traduit du galicien quelques lignes des articles qui nous paraissaient traiter certains aspects fondateurs du phénomène jacquaire sans oublier l’intérêt que présentent aussi les travaux publiés sur les premiers témoignages littéraires, les finances de l’Apôtre ou les langues dans le Camino

La construction du mythe

Victor F. Freixanes [1], « A construción do mito », Grial n°161, 2004, p.5-6

Comment serait la Galice sans Compostelle ? Comment serait l’Europe ? La stratégie de Cluny nous apparaît aujourd’hui d’une étonnante clairvoyance. Le souvenir de l’ancien empire romain était présent dans la monarchie carolingienne. Charlemagne et ses Sept* Pairs ne sont jamais venus libérer Compostelle et le Pape Calixte n’a jamais rédigé le Liber Sancti Jacobi mais, quelle importance ? Les lumières de l’Apôtre se sont transformées en flammes. Les mythes surgissent de la foi mais aussi des besoins des peuples. Ils sont les produits de leur Histoire. L’Europe, l’occident chrétien, menacé à l’époque par l’Islam, puissance de l’orient, qui déployait son discours et sa vision du monde de Byzance à Cordoue et de Perse en Mauritanie, avait besoin du mythe et de la révélation. Elle avait besoin d’une Jérusalem de l’Occident. Pendant des siècles, Compostelle a été route d’entrée et porte de sortie. D’une certaine manière elle a été aussi notre point de connexion avec le monde. Ce que les économistes actuels appellent un intangible (une croyance), devint, grâce à la tradition assumée, un des moteurs de transformation de la réalité et même de la géographie.

L’invention de Compostelle, telle qu’elle est comprise par la terminologie médiévale, suppose l’invention d’un monde, la construction d’un imaginaire collectif (symbolique), encore vivant de nos jours, qui ne s’est pas perdu dans les méandres de l’Histoire et qui constitue un des axes de la définition culturelle de l’Occident. L’écrivain Otero Pedrayo aimait dire que la Galice se fait à Compostelle. Nous pouvons nous risquer à affirmer que la Galice, l’ancienne Gallaecia, est totalement différente depuis l’invention de Compostelle. Pour le meilleur et pour le pire. Avec ses zones d’ombre et ses zones de lumière.

* (Le texte dit sete, mais les pairs étaient douze)

La deuxième invention de Santiago

Ramón Villares [2], « A segunda invención de Santiago », op. cit., p. 17

Le fait jacquaire est beaucoup plus qu’un tombeau contenant des reliques, authentiques ou pas, et qu’une ville bâtie autour d’un sanctuaire. Malgré les efforts développés par l’archéologie sacrée et par la littérature jacquaire dès la fin du XIXe siècle, l’ampleur du phénomène jacquaire ne peut pas s’expliquer par une vérification empirique. L’important a été la restauration du mythe réactualisant et adaptant la tradition. Les archevêques et les chanoines, qui ont commencé cette tâche dès la fin du XIXe siècle, avaient peut-être pour but de renforcer le positionnement institutionnel de l’Eglise et de contribuer à la « re-catholisation » de la société (en Galice et à l’extérieur) grâce à la restauration de la tradition jacquaire et à l’essor du pèlerinage vers le tombeau de l’Apôtre. Paradoxalement, les résultats obtenus ont été radicalement différents. La ville de Compostelle, oubliant son apathie, intégra la question jacquaire dans ses options stratégiques. Les autorités civiles, qui étaient pratiquement absentes pendant les premières années de la re-inventio de l’Apôtre, ont commencé à jouer un rôle à partir des années 80. Les dimensions civile, culturelle et politique du Camino dépassèrent son contenu spirituel. Le développement et la socialisation du fait jacquaire ont fait diminuer son caractère d’acte apparenté avec la foi et de pratique religieuse contrôlée par les institutions ecclésiastiques. Dans ce début du XXIe siècle la perspective du pèlerinage à Compostelle est plus proche de la fonction politique des temps de Xelmirez [3] que de la fonction de « re-catholisation » envisagée à l’époque du « second Xelmirez » [4]. Malgré tout, la raison n’a pas triomphé sur la foi et le pouvoir de mémoire du passé, transformé en tradition, s’est finalement imposé. Le destin ultime de toute inventio est de forger une tradition et c’est bien là où les promoteurs de la seconde invention de Santiago ont réussi.

Le tombeau de saint Jacques

José M. Diaz Fernandez [5], «  O sartego de Santiago. Entre a relixioxidade popular e a ciencia histórica », op. cit., p. 29,30,33

Y a t-il une explication à l’irruption en force du phénomène jacquaire à partir de la découverte du tombeau de saint Jacques au IX siècle ?

Le fait jacquaire s‘enracine dans le pistis et non dans l’histoire. « Pistis et Histoire », la formule consacrée pour régler tout problème d’historicité des anciens récits bibliques, semble maintenant être aussi la réponse à la problématique jacquaire. Actuellement existe la confusion entre le sentiment religieux et la réalité scientifique comme si en dernier lieu il s’agissait d’une question de foi et non d’une question de science et d’histoire.

Doit-on considérer définitivement entériné une telle dichotomie ? En 1953 le père Engelbert Kirschbaum, grand spécialiste du tombeau de saint Pierre à Rome, n’hésita pas à affirmer : « Jusqu’à aujourd’hui personne n’a réussi à donner une explication satisfaisante du phénomène jacquaire qui ne soit basée sur le noyau central de la tradition ».

L’édicule apostolique, point de référence historique à partir du IXe siècle d’un culte se rapportant clairement au sépulcre de l’apôtre saint Jacques, ouvre l’investigation sur des indices d’un culte plus ancien et sur des vestiges archéologiques antérieurs à la ville médiévale. La question fondamentale reste la même : pourquoi ce sépulcre et ces restes ont-ils été pris pour le tombeau et le corps de l’apôtre saint Jacques ?

Si les hypotèses avancées n’apportent pas de réponses, il ne faut pas non plus se limiter aux textes du IXe au XIe siècles qui parlent d’un événement du premier siècle. Dans ces récits on doit faire la différence entre les références rétrospectives au premier épisode et les témoignages sur des faits contemporains : il y a un culte, le tombeau a la forme d’un mausolée, il existe un autel attribué aux disciples de saint Jacques. Comme le fait remarquer monseigneur Guerra Campos, ce qui est important n’est pas l’attribution de l’autel aux disciples de l’Apôtre mais l’existence d’un autel antérieur à la découverte, l’existence d’un lieu de culte antérieur.

En fin de compte l’historiographie postérieure à l’inventio n’a pas beaucoup aidé à l’explication d’un autel romain dans lequel on a trouvé le corps de saint Jacques mort à Jérusalem à l’aube du christianisme. On peut se féliciter que, face à des postures plus faciles et plus généralisées, le chemin de la recherche continue ouvert, reconnaissant le sérieux de l’affirmation de Kirschbaum : « Jusqu’à aujourd’hui personne n’a réussit à donner une explication satisfaisante du phénomène jacquaire qui ne soit basée sur le noyau central de la tradition ».

Le chemin de l’Europe

Xosé Luis Barreiro Rivas [6] , O camiño de Europa. "Unha análise politolóxica do fenómeno xacobeo", op. cit., p. 36-37-38-40-41

D’un point de vue scientifique il est aussi important et fascinant de connaître le contexte dans lequel surgit Compostelle que de décrire et d’évaluer les effets que le chemin de saint Jacques a eu sur l’organisation du nord de la péninsule ibérique et sur la cosmologie continentale. Il est plus raisonnable de penser que l’Europe a créé Compostelle et le chemin de saint Jacques que de soutenir que ceux-ci ont été la base de celle-là. L’idée d’un projet européen se trouvait déjà clairement dans la littérature pré-jacquaire de Beatus de Liébana quand, sans même imaginer le saut sacramental qu’allait effectuer Théodomir, il introduisait dans les Asturies le culte de saint Jacques et créait un patronat apostolique qui allait contribuer à expliciter la reconstruction de l’ordre politique wisigoth.

L’on peut dire que la coïncidence chronologique entre la naissance de l’Europe et la construction du phénomène jacquaire a été exploitée par les préjugés euro-générateurs du culte jacquaire car, en réalité, le processus de construction de l’empire idéal de la chrétienté, était déjà pleinement explicité au début du IXe siècle, tandis que le culte jacquaire n’a atteint une identité européenne que dans la deuxième moitié du Xe siècle lorsque commençaient à s’annoncer dans l’occident chrétien la révolution urbaine et le changement de culture.

Il est évident que cette coïncidence chronologique généra une intense relation de cause à effet entre les deux phénomènes comme il est bien mis en évidence par les rares investigations sérieuses qui ne sont pas noyées dans le fatras de trivialités qu’on publie aujourd’hui à cause de la banale transformation de l’Année Sainte 2020 en un spectacle de masses.

Il serait intéressant de savoir si ce sont les pèlerinages qui ont donné sens et signification aux événements de la politique occidentale entre le Xe et XIIIe siècle ou si c’est la renaissance de l’occident, comme Chrétienté ou comme Europe, qui ont permis les chemins de pèlerinage.

Au lieu d’être la manifestation de la diversité culturelle existante dans la périphérie de l’empire carolingien, la construction du chemin de saint Jacques est le triomphe du centralisme ecclésiastique voulu par les Papes qui, s’appuyant sur l’expansion des ordres religieux, réussit à imposer l’autorité de l’évêque de Rome sur l’Eglise universelle. Le chemin de saint Jacques n’amena pas vers l’Europe centrale les formes de culte wisigoth ou mozarabe ni n’a aidé à l’autonomie des grands évêques, comme Xelmirez, ou des sièges épiscopaux de tradition bien connue dans la péninsule, il marque au contraire un point d’inflexion de l’Eglise en faveur de l’uniformité romaine et de l’autorité papale.

Le chemin de saint Jacques a été pendant longtemps le cordon ombilical qui attachait les royaumes des Asturies et de Léon à la chrétienté européenne. Mais il a été aussi la voie du renouveau culturel par laquelle pénétra le paradigme culturel et politique européen jusqu’à convertir le roi Alphonse III le Grand en un empereur symbolique d’une Espagne chrétienne

Il faut dire que le processus d’imitation paradigmatique de l’idéal carolingien commence dans les Asturies avant que Théodomir n’annonce l’inventio du corps de l’apôtre saint Jacques. Le développement du culte jacquaire va lier la monarchie asturienne avec le projet impérial européen et avec les processus centralisateurs de l’Eglise de Rome.

Quand Beatus de Liébana commença à inciter à la reconquête et à légitimer la guerre totale contre l’Islam péninsulaire,sa stratégie fut d’introduire le patronage apostolique de saint Jacques le Majeur. Elle devait garantir un succès mérité à l’effort guerrier du petit royaume des Asturies.

Jusqu’au XIIe siècle le culte jacquaire était l’expression dominante des forces religieuses qui poussèrent à la reconstruction de l’Occident. Plus tard, quand la frontière de la reconquête se déplaça au sud de Tolède, le phénomène jacquaire changea de signification et prit de nouvelles dimensions politiques au cours de l’histoire. Nous devons revenir à une vision plus rigoureuse de l’évolution pour que, débarrassés des minimalismes d’Erasmus ou de Hans Küng et des euphories locales insoutenables, le chemin de Saint-Jacques redevienne ce qu’il a toujours été : l’expression la plus sensible et dynamique de l’Europe dans la péninsule ibérique.

[1] Directeur général de l’éditorial Galaxia, codirecteur de Grial, professeur de journalisme à l’Université de Saint Jacques de Compostelle, membre de l’Académie Galicienne de la Langue

[2] Professeur d’Histoire Contemporaine de l’Université de Saint Jacques de Compostelle, ancien recteur de cette Université, directeur de l’Université Menendez Pelayo en Galice

[3] Don Diego Xelmirez, premier archevêque de Compostelle de 1120 à 1140

[4] Le cardinal Miguel Payá y Rico, archevêque de Compostelle de 1875 à 1886

[5] Chanoine archiviste bibliothécaire de la cathédrale de Compostelle, directeur de la Coleccion histórico-documental de la Iglesia compostelana

[6] Directeur du département de Sciences politiques de l’Université de Saint Jacques de Compostelle, ancien parlementaire de la Xunta de Galicia


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